Une nouvelle écrite par Amandine, une de nos élèves de 3è, en 2014

 

Une fugue

Elle attendait, seule, perdue. Que faire ? Quoi faire ? Elle marcha. Longtemps. Ses pas choisissaient où tourner, où aller. Elle avait peur. La nuit était tombée depuis plusieurs heures, peu de fenêtres étaient encore allumées, mais une chose était sûre : elle ne rentrerait pas chez elle. Même si elle se sentait lâche de quitter sa sœur, son frère, et sa mère, il ne fallait surtout pas qu’elle retourne chez elle. Surtout pas.

Après avoir traversé plusieurs villages, elle arriva dans un petit hameau. Elle trouva un banc, devant une place publique. Elle s’allongea dessus, se servit de sa veste comme une couverture, et essaya de dormir, quelques heures au moins.

Une claque. Trois mois plus tôt. Du copain de sa mère. Elle n’aimait pas le terme beau-père, bien qu’ils se soient mariés une semaine plus tôt. Parce qu’elle était arrivée avec quinze minutes de retard chez elle et qu’elle n’avait pas prévenue, faute de batterie suffisante dans son portable. Et cela avait continué. Des broutilles. Un 9/20 en histoire, une faute d’orthographe complètement absurde en français, une remarque pour oubli d’un livre à lire, tout était sujet à des claques et des insultes. Appeler le 119 ? Elle y avait pensé plus d’une fois. Mais son portable était tracé, et les relevés d’appel, régulièrement consultés. Et puis, ce n’était pas son père. Le sien était parti deux ans et demi plus tôt vivre aux États-Unis pour son travail. Elle avait encore un demi-frère et une demi-sœur, beaucoup plus âgés qu’elle. Fichue famille recomposée.

Le petit matin se levait, il fallait qu’elle parte. Mais où ? La police ? C’était trop tôt pour elle. Son frère aîné ? Il habitait à 25 kilomètres de là. Sa grande sœur ? C’était le premier endroit où il la chercherait. Le collège ? Surtout pas, elle n’y serait en sécurité que le temps des cours, et encore. De toute façon elle n’avait pas ses affaires. 

Une seule route, la même, rejoignait chaque village entre eux. Elle traversait la grande place de chacun, les bâtiments étant situés autour. Il serait facile de la retrouver si elle continuait dessus. Donc il fallait qu’elle aille autre part. 

Heureusement, la région était montagneuse, et était couverte de chemins de randonnée, des plus simples aux plus escarpés. Et en bonne montagnarde, elle les connaissait par cœur. La jeune fille alla en direction du chemin le plus près et le plus difficile. Seuls quelques randonneurs expérimentés connaissaient l’existence de celui-ci ainsi que les pièges à éviter et les endroits qui servaient de prises à certains moments. Mais au moins, elle était sûre que personne ne la retrouverait.

Midi. Sa disparition avait dû être signalée depuis plusieurs heures, ils devaient être à sa recherche, et peut-être étaient-ils déjà allés voir sa sœur. Elle s’arrêta, mangea un peu, et se remit en route. La veille, une fois qu’elle était rentrée chez elle, elle avait préparé à la va-vite une dizaine de sandwiches et rempli une grande gourde d’eau, qu’elle avait cachée dans un sac à dos sous son lit. Au moment de partir, la jeune fugueuse y avait rajouté deux-trois vêtements et prit les cinq mandarines qui étaient dans la cuisine. Elle avait tout prévu : du pain avait été acheté après qu’elle soit sortie du collège, ainsi que ces fruits. Le nombre de repas était limité à deux par jour, à midi et à 20h. De toute façon elle ne mangeait jamais le matin, et cela ne l’empêchait d’être en forme. Mais le plus grand risque qu’elle prenait était de se faire remarquer par les randonneurs, qui, avec le retour du beau temps, se faisait plus nombreux, surtout le mercredi et les week-ends. Or, on était mercredi.

La nuit tombait, et la pluie battait son plein. Il fallait qu’elle s’arrête. Elle trouva une pierre creuse, large et plate, près du sentier, et qui devait servir de banc pour les randonneurs. Après avoir fermé sa veste et rabattu sa capuche, elle s’allongea dessous et serra son sac en essayant de s’endormir. La jeune fille pensa à sa fratrie, les deux derniers qu’elle avait laissés auprès de son monstre de beau-père et à ses deux aînés qui devaient être fous d’inquiétude. Armaël et Maëlann, quatre et six ans, n’avaient pas vraiment connu leur père, puisqu’il était parti quand la plus grande avait trois ans et demi. Ils avaient ensuite vécu à quatre avec leur mère jusqu’à la rentrée dernière, où elle avait rencontré Marc, son beau-père. À la fin du mois, ils s’étaient mariés, et étaient allés vivre chez Marc. Les choses s’étaient faites dans le désordre, mais ce n’était pas exceptionnel dans cette famille. C’était même plutôt une habitude.  
Du côté des deux aînés, c’était un peu différent : déjà, c’était les enfants de son père, et non pas de sa mère. Ensuite, ils avaient beaucoup moins de différence d’âge, aillant tous les deux 26 ans, mais son frère Yann était de fin janvier, tandis que sa sœur Sascha était de début novembre. Et cela faisait qu’ils se ressemblaient beaucoup. Ils avaient aussi passé le concours pour être prof la même année, l’un pour être prof des écoles, l’autre pour être prof de maths. Même s’ils ne connaissaient pas personnellement Marc, ils en entendaient souvent parler, quand elle venait se réfugier chez sa sœur après les cours ou les mercredis après-midi. Même si la jeune fille ne mettait jamais les mots sur ça, Sascha voyait : les bleus sur son visage et ses bras, les larmes qui commençaient à perler quand elles abordaient le thème de son beau-père, le visage terrifié qu’elle montrait quand c’était l’heure de partir. Mais même si elle avait eu des doutes, la jeune femme n’avait jamais rien dit.

Jeudi matin. Deuxième réveil à l’air libre. Partir. Elle entendait des pas arriver. Vite, elle récupéra son sac et courut le long du sentier, trébuchant sur les racines. Le beau temps était de retour, mais le sol, fait de terre, était très glissant. Plusieurs fois, elle tomba sur le sol, faillit chuter dans le ravin. Mais elle continua, ne s’arrêtant qu’une fois une bifurcation prise. Au bout de quelques mètres, le chemin devint plus dangereux et étroit. Il n’y avait que dix centimètres pour poser ses pieds. Il fallait donc avancer coller à la paroi. Seule une barrière assurait la sécurité. Elle avança, prudemment, calmement. Ne surtout pas regarder en bas. Surtout pas. Le passage durait sur une trentaine de mètres, mais la suite était-elle beaucoup plus simple. Juste un chemin un peu pentu.

Elle pensa aux petits moments de bonheur qui avaient traversé la famille, avant l’arrivée de Marc. Les premiers pas d’Armaël, le premier mot de Maëlann, arrivé un peu tardivement, l’obtention du concours pour les deux aînés, les sorties en montagne, les fous rires quand la pluie arrivait d’un seul coup en pleine balade et qu’ils se retrouvaient trempés jusqu’aux os, mais heureux d’être ensemble. Les instants, où en quelques mots, sa mère arrivait à sécher les grosses larmes de la petite, faire rire le dernier, ou redonner confiance à la jeune fille. Elle était institutrice dans la petite école primaire où travaillait Yann, et où allait Maëlann. Une petite école, de banlieue chambérienne, assez éloignée du village, mais pourtant la plus proche. Toute la famille y était passée, de Yann à la petite, jusqu’au dernier qui y ferait sa rentrée deux ans plus tard. 

La jeune fille avait des souvenirs très précis de cette école, ainsi que des bons moments qu’elle y avait passés avec ses amis de l’époque. Des jeux d’enfants aux cours qu’elle suivait, en passant par les salles de classes colorées et décorées, bien loin des murs ternes de son collège, tous les instants qu’elle y avait vécus lui avait plus.

Mais tout était fini maintenant. Tous les instants de bonheur avaient disparus, rayés de la liste, remplacés par des mauvaises choses. Les claques, les cris de sa mère, les pleurs d’Armaël, les regards de désespoirs de Maëlann, tous ces moments faisaient maintenant partis de sa vie quotidienne. Oui, c’était lâche d’avoir quitté sa famille, alors qu’ils souffraient déjà assez, oui, c’était égoïste de ne penser qu’à son bonheur, qu’à essayer d’enlever cette chose qui l’oppressait, qui lui disait que ce n’était pas ‘’normal ‘’, mais que faire d’autre ? Prévenir quelqu’un ?  
Comment faire, quand, au moment de passer à l’acte, d’essayer enfin de se libérer, cette boule dans la gorge grossissait, jusqu’à bloquer la parole ? Quand, à la moindre remarque, on se braquait, on se bloquait, pour ne rien laisser transparaître ? La peur était toujours, toujours présente. Mais il ne fallait rien lâcher. Autant elle était toujours sur le qui-vive au collège, à riposter à la moindre attaque, autant chez elle la jeune fille acceptait, ne disait rien, pour éviter de s’en prendre toujours plus. Il n’y avait que chez sa sœur qu’elle était elle-même, en paix. Sascha… Elle devait être folle d’inquiétude. Pourquoi lui avait-elle fait ça, à elle ? Pourquoi avait-elle décidé de lui faire de la peine ?

Elle se raisonna. Non, ce n’était pas son but. Son but était d’arriver un jour, à sortir sa famille de ce cercle, de cette monstruosité. Et elle y était presque. Le bout du chemin était là, tout près. À quelques dizaines de kilomètres encore. Une journée de marche. À peine plus. Il était 20h. L’heure de s’arrêter pour aujourd’hui. Maintenant, trouver un endroit où se poser. Là, un creux dans la roche, juste assez grand pour s’y mettre en boule. 
La nuit fut…agitée. Le vent sifflait dans les arbres, la neige se mit à tomber et un loup eut la fâcheuse idée de se mettre à hurler pendant une bonne demi-heure. Elle se réveilla, plusieurs fois, inquiète, avant de se rendormir. Finalement, après quelques tentatives vaines pour se rendormir une fois de plus, la jeune fugueuse sortit de son creux, et se remit en marche, le soleil illuminant la neige, tombée à flots. Elle se redonna du courage. Plus que deux jours, une journée et demie si elle marchait à un bon rythme. Troisième jour à l’air libre, peut-être -sûrement- le dernier.

19h. Elle vit le panneau indicatif. Ça y est, la fin approchait à grands pas. Enfin cela serait la délivrance pour sa mère, son frère, sa sœur. Il lui restait encore dix kilomètres. En deux heures c’était bouclé. Elle marcha, continua au même rythme qu’elle s’était imposée pendant toute la journée. En approchant de son but, des questions lui vinrent à l’esprit : Et si son beau-père la trouvait ? Et s’il l’attendait ? Et si on la remarquait ? Il faisait certes nuit noire, elle avançait d’ailleurs à la lueur de sa lampe de poche, mais une fois en ville, elle était aussi remarquable qu’en plein jour, avec tous ces lampadaires. Trop tard de toute façon pour reculer : les premières lumières de la ville étaient là, à cent mètres. La jeune fille partit en direction d’un petit immeuble près de la mairie, tapa le code d’entrée, et monta au troisième étage.
La sonnette était là, tout près. Était-ce une bonne idée de revenir maintenant ? Ne valait-il pas mieux d’attendre quelques heures, quelques jours ? Elle devait sûrement dormir à cette heure là. Mais non, non, elle lui avait déjà fait trop de mal. Elle prit son courage à deux mains, et appuya sur le bouton. Une minute qui parut interminable s’écoula. Après tout, elle n’était peut-être pas là…Elle s’apprêtait à partir quand elle entendit une voix ensommeillée :
« C’est qui ?

- C’est…C’est moi Sascha.

Ses premières paroles depuis trois jours. Une voix faible, timide, mal oxygénée.

- Lilas ! »

Lilas. Lilas. Lilas. Non Lilith comme l’appelait Marc, ni Lily comme la surnommait Maëlann. Juste Lilas.

Épilogue :
Lendemain matin.

La surprise de son frère. L’incompréhension des petits. La colère de son beau-père. L’élan de soutien de sa mère et de sa sœur. Et surtout, une décision : quitter ensemble cet homme et ses coups.